• Un hôtel d’Ancien   Régime
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• La valeur de l’ancien

12 décembre 2008 :
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anniversaire de l’Élysée présidentiel
Le rituel bien réglé de l’investiture
L’exercice difficile du portrait officiel
Les slogans électoraux : nouvelle tendance
L’utopie de la VIe République :
-- entre fantasmes et nostalgies

Faisons de l’Élysée
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un « musée de la République »
Le véhicule présidentiel :
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« si t’as pas la marque… »

 

La résidence du président de la République

Dans un premier temps, la révolution de février 1848 ne fit pas main basse sur l’Élysée pour en faire un lieu de pouvoir. Le palais des Tuileries était la véritable résidence du souverain et, à ce titre, fut occupé et saccagé tandis que le gouvernement provisoire, aussitôt acclamé par le Palais-Bourbon, s’empressa de se transporter à l’Hôtel de Ville. L’Élysée-Bourbon fut rebaptisé Élysée-National et ses salons abritèrent notamment une « commission des offrandes nationales », chargée de recueillir des dons patriotiques, ainsi qu’un « comité de l’émigration polonaise », tout en servant ponctuellement de cadre à de nombreux rassemblements publics tels que concerts, bals, feux d’artifice ou fêtes foraines dans les jardins ouverts au public.

Durant toute l’année 1848, l’Assemblée nationale constituante travailla essentiellement à faire naître une nouvelle Constitution pour la République — deuxième du nom — qui venait d’être proclamée. Alors que la Loi fondamentale de la Première République (24 juin 1793), méfiante à l’égard d’un pouvoir incarné par un seul homme, n’instituait encore qu’un Conseil exécutif collégial de vingt-quatre membres, le texte de 1848 présentait une originalité qui suffit à illustrer la très forte inspiration américaine et tocquevillienne des constituants : on créait un chef du pouvoir exécutif qui porterait le titre de « président ». Qui plus est : il serait élu par tous les Français, au suffrage universel direct. On décidait qu’il serait « logé aux frais de la République » (art. 62) et résiderait « au lieu où siège l’Assemblée nationale » (art. 63). Ce ne fut pourtant qu’au détour d’une loi adoptée dans l’urgence qu’on pensa à lui affecter une résidence digne de sa fonction. En effet, La Constitution avait été adoptée le 4 novembre, l’élection présidentielle avait eu lieu le 10 décembre et l’on s’apprêtait à en proclamer les résultats officiels quelques jours plus tard (même s’il ne faisait déjà plus mystère que le prince Louis-Napoléon Bonaparte serait élu : de fait, il obtint le score de 74,5 % des suffrages exprimés, un record que seul Jacques Chirac battra en 2002) pour une prise de fonction prévue le 20 décembre. C’est donc par l’ajout imprévu d’un article à une loi ordinaire, relative à la proclamation des résultats et adoptée le 12 décembre, que l’on affectait l’Élysée-National à la résidence du président de la République [→Une disposition juridique prise « par dessus la jambe » et aussi le supplément 12 décembre 2008 : anniversaire de l’Élysée présidentiel].

De somptueuses réceptions étaient organisées chaque semaine par le président Bonaparte qui y accordait beaucoup d’importance en regard de sa fonction et de sa personne, et leurs fastes requéraient d’augmenter continuellement ses indemnités. Les fêtes tourbillonnantes adoptaient un rythme de valse infernale où la légèreté des mœurs — à l’exemple du maître de maison — autant que l’insouciance et la superficialité du Second Empire poignaient déjà, ce qui fera écrire à Victor Hugo : « C’est à l’Élysée que Napoléon Ier a fini, et que Napoléon III a commencé. » La tendance allait s’officialiser de façon ô combien symbolique puisque c’est du salon d’Argent, là même où son oncle avait abdiqué, que le Prince-Président, au soir du 1er décembre, commanda « une opération de police un peu rude » au joli nom de « Rubicon ». Son exécution était prévue pour le lendemain, jour anniversaire de la victoire d’Austerlitz. Le coup d’État réussit et Louis-Napoléon put, à sa façon, remettre l’histoire à l’endroit. En janvier 1852, il choisit de quitter l’Élysée pour emménager aux Tuileries. Un acte symbolique tant il était, avec onze mois d’avance, annonciateur de l’Empire déjà inéluctable.

La « parenthèse » du Second Empire

Devenu empereur, Napoléon III ne délaissa pas pour autant l’Élysée, qui redevint l’« hôtellerie officielle des souverains en visite à Paris ». De nombreux princes et leur suite y furent hébergés et, toujours, de grandioses fêtes organisées, en même temps que plusieurs travaux ambitieux furent engagés. Tous les salons du rez-de-chaussée furent entièrement remaniés et restaurés, ceux du premier étage refaits dans un mélange de goût du jour et de style Louis XV et une salle de bal, destinée à augmenter les appartements de cérémonies, fut bâtie sur l’ouest du jardin, dans le prolongement du salon Murat. On retravailla la symétrie des bâtiments de service bordant la cour et, pour relier les deux ensembles désormais surélevés, il fallut remplacer le vieux portail de Mollet qui, ouvrant sur le faubourg Saint-Honoré, n’était plus à l’échelle et le remplacer, vers 1865, par le porche monumental en arc de triomphe que nous connaissons aujourd’hui ; on y inscrivit sans tarder « Élysée-Napoléon ». L’Empereur eut aussi l’ambition de faire raser ceux des immeubles du faubourg qui dominaient la cour du palais afin d’en dégager vastement l’entrée, ce qui n’eût pas manqué de procurer à l’ensemble formé avec la place Beauvau voisine une grandeur inégalable. Mais le vandalisme du baron Haussmann se trouva d’autres priorités et rien ne fut ici entrepris.

Napoléon III, par Hippolyte Flandrin.
Musée du château de Versailles, © R.M.N.

La destruction des deux hôtels qui jouxtaient l’Élysée en le bordant sur son côté est permit le percement d’une nouvelle voie destinée à délimiter et isoler le palais de tous côtés : ce fut l’avenue de la Reine-Hortense, aujourd’hui rue de l’Élysée, sur la rive orientale de laquelle plusieurs petits hôtels furent bâtis selon un style londonien que l’Empereur avait appris à apprécier durant son séjour d’exil. De cette époque date également une modification importante du jardin, jusque-là ouvert sur les Champs-Élysées et simplement délimité par un fossé et un mur bas : il fut totalement ceinturé d’une haute grille opaque et protectrice. Elle est encore en place aujourd’hui. Les promeneurs parisiens ne verront plus jamais le jardin de l’Élysée et, pire encore, l’Élysée ne verra plus jamais Paris.

Victime de cet aveuglement qui confinait à la négligence ou à l’ignorance, le Second Empire ne vit pas venir sa fin que provoqua, en septembre 1870, la défaite de Sedan. Très vite, l’envahisseur prussien assiégea la capitale et affama son peuple. Durant cette période, le gouvernement de la Défense nationale affecta le palais de l’Élysée à l’état-major des gardes nationales du département de la Seine et quelques bureaux étaient occupés par la Société de secours aux blessés. Pendant les événements ravageurs de la Commune qui suivirent le siège puis le départ des Prussiens, le gouverneur de Gourlet eut la bonne idée d’apposer aux portes de l’Élysée de faux scellés ornés du sceau du gouvernement fédéré. Personne ne posa de question ni ne força l’entrée ! Ainsi le palais fut-il sauvé des pillages et, sans doute, de l’incendie et de la destruction comme bien d’autres monuments-symboles en subirent alors (Tuileries, Hôtel de Ville, Saint-Cloud, etc.).

La République reprend ses droits

L’Assemblée nationale, élue le 13 février 1871, désigna bien vite Adolphe Thiers « chef du pouvoir exécutif », à charge pour lui de mater sévèrement la Commune insurrectionnelle, libérer le territoire, réorganiser l’administration, redresser les finances publiques et, accessoirement, rétablir la République dont il devenait le président en août suivant. Peut-être inspiré jusqu’à l’enivrement par les espoirs monarchistes du moment autant que par la proximité géographique — puisque le gouvernement et l’Assemblée siégeaient alors à Versailles, dans l’aile sud du château —, il voulut s’installer dans le palais du Roi-Soleil, ce qui lui fut refusé. À défaut, il consentait à emménager à l’Élysée mais, là encore, son souhait suscita la méfiance et Paris était encore trop bouillonnant et peu sûr pour le nouveau régime. Thiers, à Versailles, dut se contenter du bâtiment de la préfecture de Seine-et-Oise, qu’il baptisa son « palais de la Pénitence ». À partir de janvier 1872, cependant, il parvint à se rendre occasionnellement à l’Élysée au motif d’y organiser quelque fêtes de prestige ou réceptions diplomatiques qui se terminaient à minuit, après quoi, la mort dans l’âme, il rentrait à Versailles. Ses escapades parisiennes se firent de plus en plus nombreuses en 1873.

Finalement renversé par les monarchistes de l’Assemblée nationale, le républicain Thiers laissa la place à l’un des leurs, le maréchal Patrice de Mac-Mahon, duc de Magenta, au printemps de 1873 pour un mandat devant conduire jusqu’en 1880, chiffre rond fixé arbitrairement, dans l’espoir qu’il parviendrait, dans ce délai, à restaurer la monarchie. C’était là l’origine de notre septennat républicain. Quant à la résidence, incendié par les Communards, le château royal et impérial des Tuileries n’existait plus et celui de Saint-Cloud était pareillement rayé de la carte. Réservait-on alors au prochain roi le château de Versailles ? Ou bien l’Élysée avait-il vocation à devenir sa demeure ? Cette dernière hypothèse était d’autant moins improbable que des raisons affectives auraient pu aider ce vieux palais à devenir enfin royal : c’est précisément à l’Élysée qu’Henri, comte de Chambord et prétendant au trône, fut conçu, juste avant l’assassinat de son père, le duc de Berry.

Le Maréchal-Président n’attendit pas 1880 pour quitter Versailles — où les Chambres continuèrent à siéger jusqu’en 1879 avant de regagner Paris [→Paris, capitale et siège du pouvoir], signe que l’on se résignait à ne plus espérer un quelconque rétablissement de la monarchie — et s’installa à l’Élysée dès septembre 1874. Son épouse et lui reçurent beaucoup et fort bien, ayant parfaitement pris la mesure du prestige et de l’apparat qui convenaient à un chef d’État de l’époque et surmonté le complexe qu’en ce domaine, une jeune république entourée de vieilles monarchies pouvait légitimement nourrir en certaines circonstances.

Les pouvoirs conférés au président de la République par les textes formant le corpus constitutionnel de la Troisième République étaient relativement faibles. De plus, le vieux Maréchal n’était pas habile politicien et, ayant usé de son droit de dissolution de la Chambre des députés comme on « grille » maladroitement une cartouche, il obtint une difficile situation de « cohabitation » qui lui porta le coup de grâce, l’obligeant à choisir entre se soumettre ou se démettre. Il se soumit d’abord, puis démissionna en janvier 1879. Mais, en s’affaiblissant politiquement et juridiquement, il avait dans le même temps affaibli la fonction. Dès lors, le pli était pris et ses successeurs (à l’exception d’Alexandre Millerand) le confirmeront : l’Élysée devenait la demeure d’un président de la République dévoué aux importantes et indispensables charges de représentation, mais aux pouvoirs effacés. Face à cela, l’instabilité ministérielle devint chronique et les parlementaires jaloux de leurs prérogatives.

Ainsi, peu de choses changèrent tout au long de la Troisième République, dans le palais comme dans la conduite de la fonction présidentielle. Immuablement, les deux Chambres, réunies pour l’occasion dans l’immense hémicycle de Versailles, élisaient le nouveau président. Le nouvel élu en revenait, en voiture ou en train, pour s’installer le soir même à l’Élysée. Là, il se glissait confortablement dans le moule de « président soliveau » entretenu par ses prédécesseurs, se pliant de bonne grâce et avec plus ou moins de talent aux nombreuses obligations de représentation et d’apparat liées à la charge.

On installa progressivement un nouveau chauffage, le téléphone (Grévy), l’électricité (Carnot), on adjoint au corps central un jardin d’Hiver (Carnot), une salle des Fêtes sur l’ouest du jardin (Carnot et Faure), la fameuse grille du Coq, à l’extrémité sud du jardin, sur l’avenue Gabriel (Loubet), et le palais fut classé monument historique le 28 octobre 1916, en pleine Première Guerre mondiale. Après quoi plus rien ou presque ne changea à l’Élysée jusqu’à la fin tragique de la Troisième République, hormis quelques tapisseries ou présidents de temps à autre.

Le palais de la Belle au Bois dormant

Un ultime Conseil des ministres se tint à l’Élysée le 10 juin 1940 sous la présidence d’Albert Lebrun, où l’on décida le départ du gouvernement, ce qui fut effectif dès le lendemain soir. Après 1815 et 1851, c’était encore du palais de l’Élysée que, pour la troisième fois, émanait l’acte condamnant le régime. Ses portes se refermaient ce soir-là pour rester closes tout au long du conflit. Le gouvernement de la France se replia d’abord à Tours, puis à Bordeaux. L’armistice signé, il s’installa à Clermont-Ferrand, puis à Vichy. Pendant ce temps, à Paris, les Allemands ne réquisitionnèrent pas l’Élysée et, tout au long de l’Occupation, le palais resta en léthargie sous la garde de quelques fonctionnaires, les objets d’art, meubles précieux et pièces d’argenterie ayant été emportés en lieu sûr (Versailles, Aubusson, Vichy, Riom).

À la Libération et jusqu’à l’entrée en vigueur de la Quatrième République, aucun des chefs de l’État provisoires ne vint s’installer à l’Élysée. Le ton de réserve en avait été donné par le premier d’entre eux, le général de Gaulle qui, comme Clemenceau en 1917 (cumulant les fonctions de président du Conseil et de ministre de la Guerre), s’installa dans l’hôtel de Brienne, rue Saint-Dominique, au ministère de la Guerre (la France était encore en guerre et le président du Gouvernement provisoire était en même temps ministre de la Défense nationale). « Pour demeure, je n’ai pas voulu du palais de l’Élysée, marquant ainsi que je ne préjuge ni des institutions de demain, ni de la place que j’y prendrai. D’ailleurs, le train de vie qu’imposerait au général de Gaulle et que coûterait à l’État l’installation à l’Élysée serait choquant au milieu de la misère nationale. » (Charles de GAULLE, Mémoires de guerre - III. Le Salut : 1944-1946, Paris, Plon, 1959, pp. 127-128.)

L’exemple ayant été montré, les successeurs du Général — Félix Gouin, Georges Bidault, Vincent Auriol et Léon Blum — s’abstinrent eux aussi de gagner l’Élysée. Ce temps put donc être mis à profit par les administrateurs du palais pour anticiper la suite des événements et s’empresser de faire revenir rapidement tous les meubles égaillés.

La Quatrième République : tout change, rien ne change

Tout était prêt, le soir du 16 janvier 1947, lorsque le nouveau président, Vincent Auriol, de la nouvelle République, quatrième du nom, vint « réveiller » le palais. S’engagea alors avec le personnel un bras de fer qui dura plusieurs mois contre les mauvaises habitudes prises depuis si longtemps. Ambition d’autant moins évidente a priori et aisée à mettre en œuvre que, au palais, rien ne semblait avoir changé ni devoir l’être : la Constitution avait repris de la précédente le principe de l’élection du président par les deux Chambres réunies en congrès à Versailles, celui-ci en revenait pour s’installer directement à l’Élysée. Rien de plus normal apparemment. Pourtant, le nouvel hôte clama dès son arrivée à l’Élysée : « Avec moi, ce sera différent. Je viens ici pour travailler ». Mais le gros de son « travail » consista à ralentir comme il le put le rythme souvent effréné de la valse des ministères, lesquels étaient alternativement nommés par lui et renversés par la Chambre.

Le palais bénéficia, en grande partie grâce à l’épouse du Président, d’un sérieux coup de frais dont il avait bien besoin. Tentures, tapisseries, fauteuils ou consoles furent changés et la façade, noircie par le bon air parisien, fut nettoyée — alors même que tous les autres monuments de la capitale attendront 1958 et André Malraux pour retrouver leur teinte d’origine. Le niveau de la cour d’honneur fut rehaussé, permettant de rendre au perron ses sept marches originelles (il en avait dix depuis un siècle) et si symboliques pour un lieu de maîtrise du pouvoir. En même temps que résidence, bureau et espace d’apparat pour le chef de l’État, l’Élysée dut retrouver son ancienne vocation de logement des hôtes de marque de la France. On restaura et aménagea donc, en 1950, dans le corps central, les « appartements royaux » du premier étage, précisément ceux donnant sur le jardin, où furent logés notamment le roi et la reine du Danemark, le sultan du Maroc, le maréchal Tito, le président de la République italienne, la reine d’Angleterre et le prince Philippe. Les appartements privés du Président, toujours situés au premier étage de l’aile latérale est, c’est-à-dire au-dessus des bureaux présidentiels, furent également refaits.

Après le départ de Vincent Auriol qui n’avait pas sollicité de second mandat en 1954, l’Élysée et son nouveau dignitaire, René Coty, continuèrent (tant bien que mal en dépit de la disparition de Madame Coty en 1955) à jouer leurs rôles respectifs de cadre et de maître à des cérémonies et réceptions toujours aussi prestigieuses, ainsi que de maison d’hôtes princiers. La présidence Coty se déroula avec la même instabilité ministérielle que précédemment, les événements de politique intérieure connaissant cependant une gravité croissante. Le 29 mai 1958, le général de Gaulle entra à l’Élysée, à l’appel du Président qui lui confia l’hôtel… de Matignon, en attendant mieux. Élu président de la nouvelle et cinquième République le 21 décembre suivant, par un collège élargi composé de « grands électeurs » (une première… et une dernière aussi), le général de Gaulle prit possession de l’Élysée le 8 janvier 1959.

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