« On reconnaît les villes à leur démarche, comme les humains », écrit Robert Musil dans L’Homme sans qualités. La « démarche » de Paris est une valse, faite d’un pas en avant suivi d’un autre en arrière, dans un mouvement de rotation autour d’un centre mais toujours à partir d’un premier pas impulsé en direction de l’ouest.
L’ouest, ou la « démarche » de Paris
À l’image de nombreuses villes occidentales, Paris s’est progressivement développé à partir d’un croisement perpendiculaire de deux routes anciennes, deux grandes voies de communication unissant la Lutèce gauloise, puis romaine, aux autres capitales des peuples celtiques. L’axe nord-sud (ou cardo), antique chemin de Senlis et d’Orléans, unissait les pays de l’étain à ceux de l’ambre et des fourrures. Paul Morand nous dit à ce sujet que « Paris est en équilibre sur la Seine, pris entre le Nord et le Midi, arbitrant deux civilisations ». Dédoublé sur la rive droite, ce sont nos actuelles rues Saint-Martin et Saint-Denis, tandis que, sur la rive gauche, c’est la rue Saint-Jacques, laquelle doit son nom à ce qu’elle amorce le pèlerinage vers Compostelle. L’axe est-ouest (ou decumanus), plus secondaire en termes d’urbanisme puisqu’il ne faisait que dédoubler la voie fluviale de la Seine mais aussi plus protégé militairement pour la même raison, permettait la liaison avec l’Europe centrale d’un côté et la Normandie, la Manche (l’Angleterre) et l’Atlantique de l’autre. Ce sont aujourd’hui la rue Saint-Honoré, dans le prolongement de laquelle se trouvait la forteresse du Louvre — puis, beaucoup plus tard, l’Élysée —, et la rue Saint-Antoine, protégée quant à elle par la Bastille.
La croisée historique de Paris
Autour de cette grande croisée faite de deux principaux « lits de circulation » — pour reprendre le mot de Le Corbusier — , s’est mis en place tout un réseau de rues secondaires fait à la fois d’une trame en quadrillage orthogonal et de cercles concentriques dus aux tracés des enceintes successives qui protégeaient la ville aux différentes époques.
Les enceintes successives de Paris
L’implantation humaine sur ce maillage a très tôt polarisé la ville selon l’est et l’ouest. Déjà au Moyen Âge, au cœur même du Paris de l’époque sur l’île de la Cité, l’espace se divisait nettement en trois parties avec, à l’est, le religieux (la cathédrale Notre-Dame et l’Hôtel-Dieu), au centre, l’activité économique (rues de la Vieille-Draperie, de la Pelleterie, la Juiverie, etc.) et à l’ouest, le judiciaire et le politique (le Palais). Déjà, le pouvoir était à l’ouest. Il poursuivit bientôt sa poussée à la pointe occidentale de l’île avec la formation d’un terre-plein (le Vert-Galant) qui prolongeait la nouvelle place royale (Dauphine), triangulaire et ouvrant sur le couchant du Soleil et la statue d’Henri IV.
Depuis lors, Paris « marche » vers l’ouest. L’importance croissante du Louvre médiéval en tant que résidence de Charles V d’abord, puis du fait de ses agrandissements jusqu’à être relié au palais des Tuileries voisin, a donné l’impulsion originelle à cette immense aventure urbaine qu’est le grand axe historique parisien filant vers l’ouest. Au long de cette majestueuse colonne vertébrale, chaque époque, par la voie de son souverain ou chef d’État, a cherché à poser son jalon, à laisser sa trace tout en ouvrant vers la continuation.
Ce fut d’abord Le Nôtre qui perça le jardin du palais des Tuileries bâti par Catherine de Médicis d’une superbe perspective partant du pavillon central et visant le sommet de la colline de Chaillot, dans un souci qui n’était encore qu’esthétique. Plus tard, Louis XV décida l’implantation d’une place royale d’un nouveau genre sur ce qui n’était encore qu’un terrain vague, à cette extrémité occidentale de la ville qu’était, au milieu du XVIIIe siècle, notre actuelle place de la Concorde. Par la suite, l’aménagement d’une avenue des Champs-Élysées n’en devint que plus nécessaire. Napoléon Ier ponctua la perspective d’un monumental arc de Triomphe au sommet de la butte, glorieuse porte qui, tel un Janus, marquait l’entrée majestueuse dans la ville comme elle ouvrait, dans l’autre sens, à tous les développements futurs. Là-bas, toujours plus loin vers l’ouest, la Cinquième République devait bâtir le quartier de La Défense et élever un nouvel arc de triomphe symbolisant l’entrée dans le XXIe siècle. Nous aurons l’occasion d’en reparler…
Le grand « axe historique » de Paris, symbole d’un déterminisme ?
Ainsi, l’on comprend mieux que l’« axe historique » de Paris doit moins son appellation à un rôle originel dans la formation de la ville qu’à ce qu’il donne à voir le chemin parcouru par notre grande nation et — parce que nos valeurs françaises ont toujours vocation à être universelles — par la civilisation occidentale dans sa progression, c’est-à-dire dans son éternelle quête de la maîtrise du temps et de l’espace. Au reste, il matérialise sur le sol de façon symbolique le cheminement du Soleil depuis son lever à l’est jusqu’à son coucher à l’ouest ; il est donc une sorte de traduction du temps dans l’espace. L’« axe historique » est historique non parce qu’il serait ancien et fondateur mais parce qu’il raconte une histoire, une chronologie : celle de l’homme qui marche, tel que l’a sculpté Giacometti, cet homme occidental, civilisateur et prométhéen cherchant perpétuellement à s’affranchir de la Faute originelle et qui ne connaît de progrès que dans la fuite effrénée vers l’ouest, le cheminement dans la direction du soleil couchant, l’errance vers les temps incertains d’une apocalypse aux lendemains prometteurs d’une condition meilleure.
Du Louvre à La Défense : un axe historique rectiligne et monumental
Rien d’étonnant donc à ce que chaque époque ait systématiquement développé des projets vers l’ouest et délaissé quelque peu l’aboutissement de ceux — et pourtant il y en eut — de la portion orientale (prolongement de la rue de Rivoli, avenue des Traditions, avenue de la Révolution, « Champs-Élysées de l’est », etc.). Pas plus qu’on ne sera surpris de trouver, ponctuant cet axe, des éléments meublants illustrant cette « philosophie » faite urbanisme.
Ainsi l’axe trouve-t-il aujourd’hui son point de départ dans la cour Napoléon du Grand Louvre de François Mitterrand, matérialisé par une statue de Louis XIV. Du moins est-ce là le point origine de sa portion occidentale, tant il est vrai que, symboliquement, le decumanus de Paris vient de l’est, précisément du château de Vincennes. On comprend mieux, à cet éclairage, la préférence du général de Gaulle pour une implantation de la présidence de la République dans cette vieille et noble résidence médiévale, dans un geste de retour aux origines qui eut réconcilié la France éternelle avec son plus illustre et lointain passé… L’axe est-ouest pénètre dans Paris successivement par les places de la Nation, de la Bastille et de l’Hôtel de Ville. Mais ce parcours est encore sinueux, comme tâtonnant ou incertain, et la marche de l’homme occidental enfin éclairé depuis le XVIIIe siècle devient, à partir du Louvre, plus ordonnée, rigoureusement et visuellement rectiligne, belle, grandiose, rythmée, symétrique. La statue équestre du Roi-Soleil au Louvre symbolise ici un renversement des valeurs, la fin d’un monde et le commencement d’une régénération. Non loin de là car un peu à l’écart, un groupe sculpté par Landowski (1906) figure la marche des Fils de Caïn. Après avoir parcouru les champs élyséens, séjour des bienheureux et des héros, on passe sous la voûte de l’arc de Triomphe pour continuer notre progression par l’avenue de la Grande-Armée qui, à Neuilly, devient avenue Charles-de-Gaulle. Là, un nouveau bronze donne à méditer sur le thème de Sisyphe (par Hans, 1993) poussant inlassablement son rocher vers le sommet de la prochaine colline, celle sur laquelle on a édifié le quartier de La Défense avec, à son sommet, la Grande Arche.
La Grande Arche dans son quartier.
© Philippe Guignard, www.ladefense.fr
On a parfois invoqué un déterminisme géographique, en l’occurrence climatique pour tenter de justifier ce déplacement, inéluctable dans l’histoire, de la population vers l’ouest. D’une certaine population devrions-nous écrire, tant cette « loi », depuis le XVIIIe siècle, ne semble concerner que les classes supérieures de la société. Le rôle joué par les vents dominants en région parisienne (ouest-nord-ouest tout au long de l’année) expliquerait que les habitants aisés aient cherché à fuir les nuisances de la ville puante aux rues étroites, boueuses, encombrées et nauséabondes.
Un autre déterminisme, historique celui-là, semble justifier l’abandon par les classes aisées du Paris de l’est : ce sont les traditions révolutionnaires et insurrectionnelles qui se sont perpétuées de ce côté. L’Hôtel de Ville, qui semble marquer le point de césure de cette polarité, fut, à chacun de ces événements tumultueux, un centre de gravité et même un foyer. L’articulation entre le Paris de l’ouest, riche et protégé, et celui de l’est, ouvrier et vindicatif, apparaît très nettement, par exemple, sur les cartographies des barricades dressées dans la capitale en 1848 ou en 1871.
Quant à chercher à fixer dans le temps une origine historique à ce phénomène d’évolution vers l’ouest, l’exercice en serait lui aussi bien hasardeux. Contentons-nous de l’observer comme une constante depuis — au moins — le Moyen Âge et de préciser que, pour autant, il se trouve toujours compensé d’une façon ou d’une autre par un rééquilibrage à l’est. Ainsi en va-t-il de l’accroissement des limites géographiques de la ville de Paris, qui s’est toujours opéré en cercles concentriques à partir de son « berceau » gallo-romain, dans l’île de la Cité, pour s’étendre progressivement selon différentes enceintes jusqu’à notre Périphérique actuel.
Pour toutes ces raisons, le choix d’une implantation de la nouvelle présidence de la République dans l’ouest parisien semble autant cohérent que souhaitable. Reproduisant un schéma maintes fois appliqué à travers notre histoire, le président qui déciderait de donner une nouvelle impulsion vers l’ouest s’inscrirait de façon logique et respectueuse dans une longue tradition. Le parallèle en serait même frappant avec un Charles V transformant la vieille forteresse défensive du Louvre en résidence royale ; du même coup, il faisait en sorte de l’englober désormais dans la ville, l’enceinte qu’il créait sur la rive droite en remplacement de celle de Philippe-Auguste repoussant les limites du Paris médiéval à l’ouest tout en veillant à un rééquilibrage à l’est.
Le grand axe parisien, une colonne vertébrale pour la ville
Une nouvelle impulsion à donner au Paris de demain
En installant la présidence du XXIe siècle à l’ouest de Paris, le chef de l’État impulserait d’une façon identique une nouvelle dynamique propre à anticiper et donner le ton de ce que sera, qu’on le veuille ou non, le Paris de demain.
À leur façon, certains des Grands Travaux de François Mitterrand, outre qu’ils ont apporté au paysage parisien quelques éléments nouveaux d’architecture, l’ont surtout profondément remodelé en termes d’urbanisme. Le ministère des Finances de Bercy, la Grande Arche de La Défense, la Bibliothèque nationale de France et l’aménagement de La Villette, notamment, ont été des opérations architecturales, certes, mais aussi urbanistiques en changeant profondément le rapport de la capitale avec sa périphérie.
On peut rêver, comme le fait l’architecte Roland Castro, d’un nouveau « Plan des Artistes », à l’image de celui inspiré au XVIIIe siècle par la période révolutionnaire, qui confierait à des architectes, urbanistes, écrivains ou intellectuels le soin de dresser de façon poétique un projet nouveau du Grand Paris de demain. On peut aussi imaginer que, à la façon d’un Napoléon III annexant, sur une idée ancienne de son oncle, les communes limitrophes du Paris du Second Empire, l’on connaisse prochainement un débordement au-delà du Périphérique pour faire de Montreuil, Issy-les-Moulineaux, Courbevoie et tant d’autres villes de la proche banlieue les futurs arrondissements d’une immense métropole. Une mise en perspective de l’histoire de Paris invite à beaucoup d’humilité vis-à-vis de cette question, en même temps qu’elle autorise toutes les imaginations. Une chose est sûre : le XXIe siècle verra forcément notre Paris d’aujourd’hui s’étendre aux communes voisines, même si le mouvement se fera selon un mode, tant sociologique qu’urbanistique, qui reste encore à définir.
Le toit de la Grande Arche sous la voûte de l’arc de Triomphe
(vue depuis les Champs-Élysées)
Que l’impulsion — vers l’ouest — en soit donnée aujourd’hui par un président de la République déménageant ses services ferait à coup sûr entrer celui-ci dans les futurs livres d’histoire. Pour toujours, il resterait celui qui, au début du troisième millénaire, aurait eu le courage visionnaire de donner à ce lieu de pouvoir qu’est la présidence une nouvelle implantation déplacée vers l’ouest, comme le furent auparavant le palais de la Cité, les hôtels Saint-Pol et des Tournelles, le Louvre, le Palais-Royal, les Tuileries et l’Élysée.
Mieux : en ayant choisi, comme nous le suggérons, le site de La Défense — extérieur à Paris mais que l’on appelle déjà le « XXIe arrondissement » — et, plus précisément, la Grande Arche, ce monument qui en est la tête, c’est-à-dire positionnée sur l’axe historique et à son extrémité occidentale, le président de la République aurait courageusement montré le chemin à l’aube d’une nouvelle ère. Un chemin qui viserait à porter le regard hors du cadre traditionnel du Paris actuel, à tendre la main à la périphérie en appelant au dépassement pour la rejoindre. Et au-delà, un chemin en direction de notre avenir à tous.
En prenant le nom d’Elessar (qui signifie « pierre elfique »), Aragorn, le roi de l’Ouest, ne devient-il pas le roi des Hommes libres à la fin du roman de J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux ?
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