Aujourd’hui, 12 décembre 2008, est une date anniversaire dans notre République : celle du choix fait par l’Assemblée constituante, voici cent soixante ans, d’affecter le palais de l’Élysée à la résidence du président de la République. Mais une année en « 8 » est aussi l’occasion de commémorer au moins trois autres dates importantes où l’histoire de ce vieil hôtel du faubourg Saint-Honoré épouse celle de notre pays. L’occasion, enfin, de rappeler que, devenu lieu de pouvoir, l’Élysée est de plus en plus inadapté à cet usage, de sorte que l’idée de déménager la présidence refait régulièrement surface mais finit tout aussi régulièrement par être enterrée. Peut-être pas pour toujours…
La chronologie des événements trahit la précipitation et l’improvisation dans lesquelles les parlementaires de 1848 ont opté, de façon a priori un peu surprenante, en faveur du palais de l’Élysée pour servir de résidence au président de la Deuxième République.
Ce 12 décembre 1848, l’élection présidentielle – la première dans l’histoire de notre pays – a eu lieu deux jours auparavant. À cette époque, le dépouillement des bulletins de vote et l’acheminement des procès-verbaux depuis les départements jusqu’à Paris demandent un délai de plusieurs jours. Pourtant, dès le 11, les premiers résultats de Paris et de sa région ne laissent aucun doute : c’est Louis-Napoléon Bonaparte qui l’emportera à une très large majorité. On a décidé voici plusieurs semaines que la cérémonie de proclamation du président de la République se tiendrait le 20 décembre mais on s’aperçoit, sur le tard, qu’aucun lieu précis n’a été désigné pour être affecté à la résidence du futur président. Le texte de la toute nouvelle Constitution se contente en effet de disposer qu’il « est logé aux frais de la République » (article 62) et qu’« il réside au lieu où siège l’Assemblée nationale » (article 63) – c’est-à-dire à Paris si les séances se tiennent au Palais-Bourbon. C’est donc au détour de l’examen d’un projet de loi relatif à la proclamation des résultats de l’élection que l’Assemblée constituante examine un amendement proposant l’ajout d’un article ainsi rédigé : « Art. 9 – L’Élysée-National est affecté au logement du président de la République. » Cet article ne semble soulever aucun débat et l’ensemble du texte est adopté et promulgué le jour même.
Aujourd’hui, les archives dont nous disposons sont par trop lacunaires ou imprécises pour que l’on sache qui a eu l’idée de ce choix et pourquoi lors de l’examen du texte « dans les bureaux » (l’équivalent de nos commissions). Il eut sans doute été logique que le siège du chef de l’État fût l’hôtel de Monaco, plus connu de nos jours sous sa plus ancienne appellation d’hôtel de Matignon, résidence de notre Premier ministre. Situé dans la rue de Varenne, il hébergeait alors le général Cavaignac en sa qualité de chef du pouvoir exécutif du gouvernement provisoire. On peut raisonnablement penser qu’en cas de victoire à l’élection présidentielle à laquelle il était candidat, le Général n’aurait pas eu à déménager. Raison pour laquelle il n’y avait pas eu à légiférer au préalable sur cette question et on espérait qu’il n’y aurait pas lieu de le faire. Mais l’avance du candidat Bonaparte n’avait d’égale que la vexation des partis « de l’ordre » devant l’insultante popularité dont jouissait le neveu de l’Empereur. On ne pouvait se résoudre à installer le Prince-Président, déjà connu pour ses coups de main avortés (et suspect d’en fomenter un nouveau), « à la place » de Cavaignac, sauveur de l’Assemblée nationale, de Paris, et de toute la France lors de l’insurrection de Juin. Il n’était pas question non plus de l’installer aux Tuileries, à Versailles, à Saint-Cloud ou dans toute autre ancienne résidence royale ou impériale : d’une part, ç’eut été risquer de lui donner des idées qu’on lui prêtait déjà ; d’autre part, cette nouvelle institution qu’était la présidence de la République inspirée du système américain ne pouvait s’accorder avec le faste, le luxe et la débauche d’ornements architecturaux. Un peu de sobriété, voire d’austérité, serait de mise. Un hôtel particulier sans trop de grandiloquence suffirait. Celui que Sa Majesté l’oncle du Président avait choisi comme résidence de cœur conviendrait. Celui où l’Empereur humilié et défait avait été contraint d’abandonner le pouvoir avant le départ sans retour pour Sainte-Hélène siérait à merveille.
Sous la Monarchie de Juillet que l’on vient de mettre à bas, l’Élysée-Bourbon hébergeait ponctuellement les têtes couronnées étrangères en visite en France. À la faveur de la récente révolution de Février, il a été rebaptisé « Élysée-National » mais le palais lui-même n’est pas en bon état et de nombreux aménagements s’imposent. On récupère dans l’urgence quelques pièces au Garde-Meuble et dans les résidences royales avoisinantes. Malgré cela, lorsque, le 20 décembre au soir, le Président vient prendre possession des lieux, rien n’est prêt et on a peine à trouver chaises et table pour asseoir le premier conseil des ministres.
« Arrivée de Louis-Napoléon Bonaparte,
président de la République, à l'Élysée-National, le 20 décembre 1848. »
On est alors bien loin de la splendeur passée, de cette époque où Napoléon Ier avait en quelque sorte « confisqué » le palais à sa sœur Caroline en donnant à Murat la couronne de Naples, juste après que le couple l’eût superbement décoré, agencé et meublé. Installé à partir de la fin de l’année 1808, l’Empereur aimait à passer quelques jours dans ce qu’il appelait sa « maison de santé », loin du pesant protocole de cour des Tuileries.
C’est que le palais… n’en était pas un. Il consistait plutôt en un hôtel particulier bâti sous la Régence, dans cette époque bouillonnante où la noblesse, abandonnant Versailles, et la haute bourgeoisie, enrichie par la spéculation, se retrouvaient à voisiner et à se fréquenter civilement. Dans des hôtels aux proportions bien faites pour l’habitation, fraîchement élevés dans cette campagne de l’immédiat extérieur ouest de Paris, on résidait, on recevait, on tenait salon au « noble faubourg » Saint-Germain, d’abord, puis progressivement à son pendant sur la rive droite, le faubourg Saint-Honoré. C’est d’ailleurs là que, en 1718, le comte d’Évreux avait fait bâtir une admirable bâtisse entre cour et jardin. Elle deviendra notamment, par la suite, la propriété de Mme de Pompadour, célèbre favorite du roi Louis XV.
En assignant cet hôtel peut-être plus à Louis-Napoléon Bonaparte qu’au président de la République, on pense contenter tout le monde : les bonapartistes de 1848 y voient sans doute un choix propre à flatter la nostalgie du Prince-Président élu, tandis que ses adversaires se délectent d’un sarcastique rappel de la douloureuse agonie impériale de 1815. Ce qu’en pensa l’intéressé, on ne le sait pas. Mais l’histoire nous donne la réponse : l’Élysée devait bientôt lui servir de marchepied (ou de paillasson ?) pour rejoindre les Tuileries sous le nom de Napoléon III. Car en fait d’humiliation, c’est de revanche qu’il s’agit lorsqu’il téléguida son coup d’État du 2 décembre 1851 depuis ce même salon d’Argent de l’Élysée où, en 1815, de retour de Waterloo, son oncle avait signé son abdication. Victor Hugo pouvait alors écrire : « C’est à l’Élysée que Napoléon Ier a fini et que Napoléon III a commencé. » (Histoire d’un crime.) De présidentielle, l’Élysée devait devenir résidence providentielle…
Précipitation et improvisation, a-t-on dit plus haut. L’ironie et la perversité en plus. Avec cette implacable morale à la fin : celle de l’arroseur arrosé.
Depuis lors, le palais de l’Élysée est et reste en France le siège du chef de l’État, exception faite du Second Empire et du régime de Vichy.
Toutefois, l’avènement de la Cinquième République, en 1958, et l’accession du général de Gaulle à la présidence marquent le début d’une ère nouvelle pour le palais présidentiel. D’abord, en raison du changement profond de nature de la fonction présidentielle, dont les prérogatives constitutionnelles sont désormais telles qu’elles impliquent des moyens matériels et humains autrement plus importants que précédemment. Ensuite, parce que le Général se fait une certaine idée de la France (et de son chef) qui ne s’accorde pas avec l’image d’un président siégeant dans la préciosité d’une bonbonnière Louis XV enclavée dans un VIIIe arrondissement dédié aux affaires et au luxe. Il veut déménager, peut-être à Vincennes, comme lui suggère Malraux, ou bien dans un bâtiment à construire sur le site des Tuileries ou à Saint-Cloud. Mais, dans une période économiquement difficile et militairement trouble, il refuse d’engager des dépenses et préfère asseoir la légitimité de son nouveau régime en l’inscrivant dans une certaine continuité. Pourtant, désormais, un double constat a été dressé : la présidence de la République ne peut plus se contenter de ce seul hôtel d’Évreux en termes d’espaces et d’adaptation aux méthodes de travail de notre temps, et elle ne peut plus se permettre, à une époque où l’image est si importante, de donner à voir un souverain trônant dans son château, comme en retrait, sourd et aveugle des réalités de la société.
Aussi les successeurs du Général vont-ils s’évertuer à corriger cet anachronisme visible et qui n’est pas que symbolique. Valéry Giscard d’Estaing songera à déménager la présidence à l’École militaire, puis François Mitterrand tentera de l’installer aux Invalides. Plus récemment, un bruit a couru selon lequel Nicolas Sarkozy envisagerait à son tour l’École militaire. Ce qui est certain, c’est que, comme chacun de ses prédécesseurs prenant possession de l’Élysée, il a pu rapidement constater l’inadéquation du palais à la fonction, que ce soit en termes matériels ou en termes d’image. Depuis (au moins) 1958, et afin de ne pas prêter le flanc à la critique, nos présidents refusent de dépenser l’argent public pour l’entretien, pourtant indispensable, d’un édifice de près de trois cents ans. Si bien que l’Élysée s’abîme inexorablement, de façon d’autant plus dramatique qu’on s’obstine à vouloir y loger toujours plus de personnels.
On sait que, dès la fin de l’année 2007, Nicolas Sarkozy a commandé à la Direction de l’architecture et du patrimoine un bilan sanitaire du palais devant dégager des solutions selon deux angles : l’un a minima, listant les travaux requis en priorité, l’autre plus complet en vue de rationaliser et optimiser les volumes du bâtiment. Il faut cependant déplorer que, pour l’heure, les conclusions de ce double audit n’aient pas été rendues publiques et qu’aucune sollicitation dans ce sens après des différents acteurs de ce travail n’ait reçu de réponse. Aujourd’hui, la présidence de la République vit à l’heure de notre époque, celle de la communication : on n’y prend plus ni le temps ni la peine de répondre au courrier d’un seul si la réponse à y apporter ne peut opportunément faire l’objet d’une communication à tous, selon un plan média savamment pensé, orchestré et maîtrisé. Reste à découvrir quand et selon quelles intentions ce plan nous sera révélé.
L’idée d’un déménagement de l’Élysée n’est donc enterrée que… jusqu’à la prochaine fois.