Élu le 6 mai 2007, proclamé officiellement président de la République par le Conseil constitutionnel le 10, Nicolas Sarkozy a pris ses fonctions le 16 lors d’une cérémonie de passation de pouvoirs avec son prédécesseur, Jacques Chirac.
Ce rituel bien réglé se répète à chaque succession et, pourtant, l’exercice a connu bien des variantes dans l’histoire.
Jusqu’à l’avènement de la Cinquième République, la cérémonie était pour ainsi dire aussi simplifiée que la fonction présidentielle était effacée. Les deux chambres parlementaires réunies en Congrès dans l’hémicycle de Versailles désignaient le nouvel élu qui, de là, se transportait immédiatement à l’Élysée pour y prendre ses fonctions. Son prédécesseur, quand il n’était pas décédé, lui transmettait les pouvoirs d’une poignée de main et se retirait.
Toujours soucieux de maintenir la fonction à un niveau où la Constitution ne la plaçait pas forcément, Vincent Auriol « mit le paquet » pour transmettre l’Élysée à son successeur, René Coty, en 1954. Sept ans plus tôt, sa propre investiture l’avait considérablement déçu et il avait alors pris la résolution : « Si j’arrive au terme de mon mandat, je ferai procéder à l’investiture du chef de l’État avec toute la solennité et l’éclat dus à l’Autorité suprême de la Nation. » (Journal du septennat, « 16 janvier 1947 ».) « Je suis entré ici en parvenu, aurait-il déclaré. Je veux que mon successeur y pénètre en roi. » Lui-même en sortait, avec son épouse, dans leur très démocratique 2 CV.
Le général de Gaulle considérait qu’il n’avait pas de prédécesseur ; une façon de souligner que son accession au pouvoir en même temps que l’adoption d’une nouvelle République marquait l’entrée dans une nouvelle ère. Une cérémonie eut lieu cependant, le 8 janvier 1959, dont on a surtout gardé souvenir pour cette phrase par laquelle René Coty accueillait le Général : « Le premier des Français est maintenant le premier en France. » Habit, remise du grand cordon, discours de circonstance, cortège sur les Champs-Élysées pour un dépôt de gerbe à l’arc de Triomphe : le ton était donné. On s’en inspira en 1969 pour Georges Pompidou, mais en l’absence du démissionnaire.
Passation de pouvoirs entre François Mitterrand et Jacques Chirac (17 mai 1995).
© Présidence de la République
C’est avec la cérémonie d’investiture du président Giscard d’Estaing que l’on assista à un vrai renouvellement dans l’exercice, lequel n’a presque pas varié depuis. Ce 27 mai 1974 fut surprenant de nouveauté et conforme, non seulement à l’image que le nouveau Président incarnait alors d’un homme jeune, brillant et moderne, sorte de Kennedy à la française, mais aussi à l’idée qu’il se faisait de la symbolique du pouvoir : la République doit être sobre, à mi-chemin entre la bonhomie et l’emphase.
L’examen attentif d’une cérémonie d’investiture en général, et de celle-ci en particulier, prouve à quel point l’événement est un révélateur de la capacité d’un homme, fait de physique et de caractère, à se fondre, par obligation, dans un moule qu’il n’aspire qu’à faire exploser. C’est le jour d’une confrontation, c’est l’instant d’un choc : celui d’un président qui entre en contact physique et palpable avec un protocole, des usages, le poids de la charge, l’ancienneté du lieu. En cela, la cérémonie de 1974 est intéressante tant elle innove et atteste d’une réelle audace, d’un certain courage pour tout dire. Mais elle l’est aussi par le fait qu’elle annonce d’autres bouleversements dans l’utilisation des symboles. « De ce jour et de ce lieu date une ère nouvelle », déclara Valéry Giscard d’Estaing ce jour-là. Et, de fait, élu sur un slogan qui annonçait déjà « le changement dans la continuité », son intronisation rendait visible cette révolution douce.
Tout d’abord, le nouveau et jeune Président arriva à pied à l’Élysée. Il venait du Louvre, où il était ministre des Finances, au volant de sa voiture, son collaborateur Philippe Sauzay à côté de lui tandis que le chauffeur était assis… sur la banquette arrière. Il arrêta le véhicule au niveau du théâtre Marigny et termina le trajet à pied. C’est encore à pied que, quelques heures plus tard, il remonta l’avenue des Champs-Élysées, au milieu de la large chaussée heureusement interdite à la circulation, pour se rendre à la traditionnelle cérémonie de dépôt de gerbe à l’arc de Triomphe.
Nouvelle surprise pour les Français de voir leur président prendre ses fonctions vêtu d’un simple costume de ville. La tenue vestimentaire du président de la République a longtemps posé problème. L’institution créée en 1848 n’avait reçu aucun uniforme particulier en dotation, à une époque où toutes les fonctions républicaines en avaient un : préfets, conseillers d’État, etc. Les parlementaires eux-mêmes se devaient de siéger en habit noir. C’est cet habit, dont l’usage courant était traditionnellement limité à la soirée en raison de sa solennité et de son élégance, qui fut adopté par les présidents de la Troisième République. Pour autant, il s’avéra à la fois trop habillé dans la journée et pas assez en regard des tenues d’apparat portées par les souverains, princes et chefs d’État que nos présidents français étaient amenés à côtoyer et recevoir. À la toute fin du XIXe siècle, l’idée d’un uniforme présidentiel, à l’aspect semble-t-il assez proche de celui des préfets, fit bien l’objet d’une proposition par Félix Faure en Conseil des ministres, mais on raconte que ces derniers hochèrent la tête à l’évocation de cet important dossier comme on courbe l’échine pour laisser passer la bourrasque. Le projet fit long feu. C’est Vincent Auriol, soit seulement en 1947, qui fit entrer à l’Élysée le costume de ville comme tenue journalière de travail et l’habit ne se porta plus qu’en certaines occasions telles que cérémonies du soir et réceptions. Il restait également la tenue « obligée » du président prenant ses fonctions et c’est en cela que, en 1974, le président Giscard d’Estaing innova. De la même façon, c’est logiquement en costume de ville qu’il posa pour son portrait officiel [Voyez le Supplément L’exercice difficile du portrait officiel]. Le Président fit d’ailleurs école puisque, depuis cette époque, aucun de ses successeurs n’est revenu à l’habit, tombé en désuétude tant pour l’investiture que pour le portrait officiel. S’il n’a pas totalement disparu des grandes réceptions, il a progressivement laissé place au smoking, dont l’usage courant, qui se situait plutôt en fin d’après-midi et à l’heure du cocktail, s’est étendu aux soirées de gala.
Valéry Giscard d’Estaing se fit présenter le grand collier de la Légion d’honneur sur un coussin de velours au lieu de s’en faire ceindre par le grand chancelier de l’Ordre. Plus tard, il expliquera : « J’ai toujours ressenti une réticence devant les signes ostentatoires du pouvoir : les mitres, les crosses, les harnachements de décoration. En optant pour la République, nous avons choisi l’esthétique démocratique. Celle-ci n’est pas facile à gérer : quand elle est relâchée, elle sombre dans la démagogie et côtoie souvent le grotesque ; mais quand elle est emphatique, elle ressemble à une monarchie au rabais et éveille le soupçon de la vanité personnelle. Je crois qu’elle peut réussir à être belle, à condition d’être à la fois vigoureuse et simple. Je m’efforcerai d’y parvenir avec des succès mélangés. Aujourd’hui, le collier de la Légion d’honneur est posé sur un coussin de velours noir. Il est mieux là qu’autour de mon cou. » (Le Pouvoir et la vie - I., Paris, Compagnie 12, 1988, p. 72.)
Jacques Chirac reçoit les insignes de grand croix de l’ordre national de la Légion d’Honneur des mains du général Forray, grand chancelier, dans le salon des Ambassadeurs (17 mai 1995). © Présidence de la République
La cérémonie d’investiture de François Mitterrand fut, par bien des aspects, organisée conformément à la nouvelle et moderne tonalité donnée en 1974 par son prédécesseur. Certes, le nouveau Président arriva dans la cour d’honneur de l’Élysée en voiture, ce 21 mai 1981, et non à pied, mais il était à son tour vêtu d’un simple costume de ville. À l’issue d’un entretien en tête-à-tête, le nouveau Président rejoint ses invités dans la salle des Fêtes pour la proclamation des résultats et se vit présenter le grand collier de la Légion d’honneur sur un coussin.
Pour autant, cette simplicité relative ne saurait être totalement exempte d’une très palpable solennité. C’est que l’investiture d’un président de la République est, en tout point, la transposition à notre époque de la « fête de souveraineté » telle qu’héritée de l’Ancien Régime et de nos précédentes Républiques. Les travaux des historiens qui ont étudié ce temps fort de la mise en scène du pouvoir ont mis en relief que, organisée à un moment choisi, la fête de souveraineté « est l’occasion pour le souverain et pour son entourage de dire comment ils entendent inscrire le régime dans la chaîne des temps et poser son instauration tout à la fois comme clôture et comme inauguration ». (Alain Corbin, « La fête de souveraineté », in Alain Corbin, Noëlle Gérôme et Danielle Tartakowsky, dir., Les Usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, colloque, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 26.) Il est incontestable qu’on retrouve bien ce principe premier dans notre cérémonie d’investiture présidentielle contemporaine. Il en va de même de son déroulement protocolaire, tant dans ses caractères de mise en scène et de théâtralité que dans la profusion de références historiques et symboliques.
Traditionnellement, la matinée de cette journée fondatrice connaît trois étapes codifiées et initiatiques pour le nouveau président, consistant, d’abord, à s’entretenir avec son prédécesseur (pendant trois-quarts d’heure à une heure environ) et à saluer les présidents des deux assemblées et le Premier ministre. Ces trois derniers personnages l’accompagnent alors dans le salon des Ambassadeurs où lui sont remis les insignes de grand croix par le grand chancelier de l’ordre national de la Légion d'honneur (seul spectateur : le photographe officiel de la présidence et surtout pas la télévision). Enfin, il traverse le salon des Aides de camp pour rejoindre la salle des Fêtes où tous ses invités l'attendent pour une non moins solennelle et protocolaire lecture des résultats officiels et proclamation de l’élu par le président du Conseil constitutionnel devant les corps constitués. Le grand chancelier de la Légion d’honneur lui présente alors le grand collier de l’Ordre en le reconnaissant grand maître. Le président de la République l’est, ès qualités. Cependant, nul ne peut être reconnu grand maître s’il n’a, au préalable, atteint la dignité de grand croix. Et comme aucun président n’a jamais rempli cette exigence avant que d’accéder à l’Élysée, on convient de précipiter quelque peu les choses en lui remettant discrètement — on vient de le signaler — les insignes de grand croix dans les minutes qui précèdent. Le Président peut alors prononcer son allocution, avant de sortir dans le jardin pour la suite des événements.
Par son caractère strictement ritualisé, cette première partie de l’investiture correspond à la cérémonie religieuse qui, sous l’Ancien Régime, ouvrait les anciennes fêtes de souveraineté. Il n’est pas jusqu’au tintement des cloches qui ne trouve son équivalent avec les vingt et un coups de canon qui retentissent à ce moment précis, tirés depuis l’esplanade des Invalides.
La cérémonie militaire peut alors commencer, sur ce fond sonore de « cloches laïques ». Le Président procède à une revue de troupes dans le jardin de l’Élysée où le 1er régiment d'infanterie de la Garde républicaine lui rend les honneurs militaires. Après ce salut au drapeau, il se rend à l’arc de Triomphe pour y déposer une gerbe. Cette tradition remonte à la célébration de la Victoire, en 1919, et à l’installation du Soldat inconnu sous la voûte de l’Arc en 1921. Depuis cette époque, les chefs d’État étrangers en visite officielle en France sont également invités à s’y recueillir. Nous sommes là dans ce qui constitue un reliquat de la cérémonie militaire — défilé et/ou revue —, deuxième élément de la matinée dans l’ancienne fête de souveraineté.
Vient l’heure des agapes et du déjeuner festif à l’Élysée, en ce milieu de journée marqué, en son temps, par le banquet — de Cour, d’abord, puis républicain — réservé aux notables et édiles. Au reste, il convient de noter encore ce parallèle que, jusque-là, la participation aux cérémonies est strictement réservée aux plus hautes personnalités de la République sur invitations personnelles, moyen par lequel, jusqu’au milieu du XXe siècle, les notables pouvaient tenir le peuple à distance. Celui-ci est désormais « présent » par le moyen de la télévision, mais il n’est que spectateur, jamais acteur comme le sont, d’une certaine façon, les invités.
Jacques Chirac reçoit le collier de grand maître de l’ordre national de la Légion d’Honneur des mains du général Forray, grand chancelier, dans la salle des Fêtes (17 mai 1995). © Présidence de la République
L’après-midi d’une fête de souveraineté était consacré aux réjouissances et distractions publiques octroyées au peuple, la soirée pouvant même donner lieu à des danses. C’est dans cette partie de la journée qu’on assista, le 21 mai 1981, à la vraie originalité mitterrandienne dans le déroulement jusque-là très rituel de l’investiture. Le Président se rendit, d’abord, à l’Hôtel de Ville pour la traditionnelle et protocolaire visite au maire de Paris, symboliquement censée être une marque de courtoisie à l’égard du peuple de la capitale. C’est à Raymond Poincaré, en 1913, que l’on doit l’instauration de cette obligation. Il s’y rendit accompagné de ses deux prédécesseurs, Armand Fallières et Émile Loubet. À partir de Gaston Doumergue, en 1924, seul le nouveau président y sacrifie, de sorte que Valéry Giscard d’Estaing ne fut pas convié à accompagner François Mitterrand en visite chez Jacques Chirac. Eu égard à la « cuisine électorale » qui venait de s’exercer et à l’odeur de souffre qui s’en dégageait encore, on imagine aisément que le président sortant ne s’en formalisa point. Un mois plus tôt, Jacques Chirac avait été éliminé au premier tour de l’élection et, de son côté, le Président restait sur la défensive vis-à-vis de ce possible Étienne Marcel. L’ambiance fut néanmoins cordiale ; on en connaît les raisons en termes d’arithmétique électorale.
Surtout, cette visite populaire fut suivie de la célèbre cérémonie du Panthéon, laquelle reste dans toutes les mémoires, y compris de ceux qui n’étaient pas encore nés à l’époque tant il est vrai que les images nous en sont régulièrement resservies par les télévisions.
Le 17 mai 1995, Jacques Chirac prenait — enfin — possession du palais de l’Élysée. Avec l’accession de ce maire de Paris néo-gaulliste à la plus haute fonction, le « premier des Parisiens » devenait le « premier en France », symbole en quoi personne à l’époque ne pouvait songer à déceler un présage qui en disait déjà long sur l’envergure du nouveau Président.
Là encore, la cérémonie d’investiture se déroula avec toute la solennité nécessaire mais selon le rituel quelque peu allégé et modernisé par Valéry Giscard d’Estaing en 1974 : le Président, vêtu d’un simple costume de ville, se fit présenter le grand collier de la Légion d’honneur sur un coussin, à l’image de ses deux prédécesseurs, puis se rendit à l’arc de Triomphe en SM décapotable. Point de visite au maire de Paris… puisqu’il venait tout juste d’en quitter les fonctions le matin même de ce jour de sacre, avant de se rendre dès l’aube, seul, en hélicoptère, se recueillir sur la tombe du général de Gaulle à Colombey-les-Deux-Églises. En quelque sorte son Panthéon à lui.
Préparant la cérémonie d’investiture du 16 mai 2007, l'entourage du nouveau président avait promis « une ou deux nouveautés ». Quelles étaient donc ces surprises que nous réservait Nicolas Sarkozy ? Notamment, et après François Mitterrand se rendant au Panthéon puis Jacques Chirac à Colombey, souhaitait-il à son tour honorer la mémoire de quelque grand homme ?